Morte Ascendō

Souvent son père lui racontait la Sicile. Cette petite île si roussie par le soleil, qu'elle ressemblait à un glaviot de cuivre craché à la surface étincelante de la Méditerranée. Elle même n'y est jamais allée pourtant. Mais elle en a gardé la nostalgie. Sorte de résonance générationnelle pour cette mer que l'on dit être le berceau de toutes les civilisations. Un jour peut être elle s'y rendra à son tour, afin de renouer avec ses racines profondes.

En attendant c'est le New York du début du siècle qui la vit naître. Son père faisait parti de ces rares émigrés a avoir réussi à se bâtir une situation et une fortune. Les Feliz étaient riches. Des notables. Et d'aussi loin que Angela se souvienne elle n'a jamais manqué de rien. Sinon d'un horizon. Parce que son père, tout businessman a succès qu'il était, n'avait pour les femmes qu'une conception étriquée ; et somme toute profondément italienne.

Et Angela grandit en rongeant son frein. A son ambition dévorante, on lui réclamait de prendre époux et de laisser ses frères se former à diriger les affaires familiales. Mais déjà à l'époque elle était trop indépendante, trop caractérielle pour se plier à ces dogmes et traditions importés des lointains villages rétrograde de Sicile. En révolte permanente contre sa triste condition, c'est avec une délectation masochiste qu'elle vit arriver les premiers remous de la crise des années 30.

Ce que son père avait mis 50 ans à bâtir à la sueur de son front, fut balayé en quelques semaines par les sursauts d'avant guerre. Et c'est à cette époque alors que la famille dans la tourmente s'effondrait lamentablement que Angelina gouttant enfin à la liberté LE rencontra.

Lui. Son Sir est bourreau. L'amour comme une passion corrosive qui vous dévore jusqu'à l'âme. Il était vil. Il était sauvage et brutal. Mais il était libre. Plus libre que ces vents ardents qui dévoraient les grandes plaines de l'ouest. Vampire du Sabbat. Lasombra en majesté à la tête d'un pack d'autres Caïnites tout aussi dégénérés que lui. De véritables fauves lancés à l'assaut des routes infinies du grand continent. Là où ils passaient ne survivait qu'un torrent de misère et de cadavres.

L'Amérique ruinée par le capitalisme, affamée par le dustbowl, n'était qu'un gigantesque terrain de jeu pour ces vampires assoiffés de violence. Des années passèrent à jouer à cache avec les autorités. A s'offrir à tous les caprices de son maître et mentor. A subir sa cruauté psychotique et ses instincts déments. A apprendre surtout. Que si la vie est un long fleuve, alors ce dernier est d'un rouge aussi visqueux que lubrique.

Ainsi fut elle étreinte de force. Ainsi fut elle mariée par la même occasion. Les années passèrent, où plutôt s'écoulèrent dans un marasme entêtant et nauséabond. Il n'était question que de sexe, que d'alcool, que de violence sur les humains. Ce qui finit par attirer les attentions hostiles de la Tour d'Ivoire et de ses sbires. Pour le Sabbat ce n'était qu'un jeu. Qu'une tragédie horrifique dont l'épilogue ne pouvait être que funeste. Vivre, survivre. Jouir surtout. Une nuit de plus à saveur d'éternité, a faire l'amour dans un bosquet d'épineux, le corps frôlé par le sifflement des serpents à sonnettes, alors qu'au loin jappent les sirènes des véhicules de police à leur poursuite.

D'une vingtaine de membres, le pack éclata. Se désintégra. Nul ne joue impunément sur les terres de la Camarilla. Certains partirent mener la guerre en Europe. D'autres passèrent en Amérique du Sud. Bientôt il ne resta que Angela et son époux. Les décennies passaient. Leur passion vénéneuse demeurait intacte. Mélange de haine et de dépendance corrosive.

Dans le vieux Sud, Lousianne et Alabama, ils prirent part aux chasses aux nègres menées par le Ku Klux Klan. A Los Angeles ils s'associèrent à Charles Manson et sa secte de tueurs au zodiaque. Lorsque les cartels de Colombie inondèrent le continent nord de cocaïne ; Angela et son époux étaient toujours là. A Chicago ils frayèrent avec la Mafia, à Las Vegas ils animèrent des tables de jeu où l'on jouait sa vie au sens propre. A Miami ils fondèrent un studio clandestin de films pornos ultra violents tournés sur VHS.

Ils étaient comme des papillons attirés par les vices les plus noirs, les plus condamnables de cette Amérique aux relents de cadavre en décomposition. N'y voyait rien de personnel pourtant. Tout vampire est un prédateur. Et ceux du Sabbat considèrent les hommes comme du bétail. Des monstres assoiffées de sang. Des bêtes à la frénésie languide et à la cruauté bestiale. Par jeu, par fantasme malsain, parce que à leurs yeux la nuit n'est qu'une toile à empourprer de rouge fumant.

Puis vint la cassure. La déchirure. Ce moment où Son Sire décida de prendre une part plus active aux opérations collectives menées par le Sabbat. Une guerre aussi éternelle que perdue d'avance. Au Moyen-Orient secoué par les guerres du pétrole les anciens se réveillaient et appelaient leurs enfants au Jihad ; a la guerre Sainte. Il s'embarqua rejoindre les meutes de fanatiques et fous de dieux. Angela resta aux Etats-Unis. Seule. Diminuée de moitié. Incomplète comme une louve à qui l'on aurait arraché les crocs.

Voilà pourquoi sur les conseils d'une autre du Sabbat elle rallia Chicago. Ici le Prince de la Camarilla acceptait les Lasombra déchus. Reniant ses origines, elle prêta serment à la Camarilla. Du secret des tractations qu'elle noua avec le Prince de Chicago rien ne filtra. Mais il est évident qu'elle paya le prix du sang en se retournant contre son ancienne faction. Elle n'avait pas d'autre choix. Désormais seule, dans ce monde dont la technologie la dépassait, elle avait besoin d'atouts et d'alliés, et surtout de protecteurs. Après tout la Seconde Inquisition chasse les descendants ; et son arsenal s'est raffiné au point de devenir une véritable menace.

Puis elle fut envoyée à Seattle. Sur ordre Princier. Afin de jouer les ambassadrices entre les deux bastions. Et quoi de mieux qu'une ancienne du Sabbat pour mettre en garde contre les dangers des meutes qui cherchent à raffermir leur emprise sur l'Amérique du Nord ? Son arrivée fut annoncée, mieux, le Prince de Chicago se portait garant de sa loyauté et surtout de sa docilité. Mais sous quelles réserves, et sous quelles conditions ? Tout cela était scellé dans une lettre frappée du sceau de la Tour d'Ivoire que Angela remit aux figures régnantes de la Ville Emeraude.

Pour le meilleur, et pour le pire.